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DEPLACER VOIR. Récit

 Sylvie Sauvageon, février 2025.

 

L’histoire a commencé en juin 2024 à Revonnas, village de l’Ain, lors du festival Campagne Première, festival où les artistes installent leur travail au cœur du village, chez l’habitant, à l’église, ou à la mairie. 

J’avais installé l’Estran (une petite cabine de bois consacrée aux souvenus) dans une chapelle à l’entrée de l’église. Or, à mon grand étonnement, le curé a voulu organiser un concert de louanges dédié aux visiteurs de Campagne Première. Je ne pouvais envisager de rester dans ces conditions : refusant cette intervention qui modifiait totalement la lecture de l’Estran, nous avons décidé, l’équipe des organisateurs et moi-même, de déplacer la cabine. Très vite un habitant du village nous ouvrit ses portes mais il était impossible de démonter et de remonter l’Estran en si peu de temps. 

 

C’est alors que bénévoles, artistes, habitants, sont intervenus : un groupe d’hommes a porté l’Estran dans les rues du village, formant ainsi une procession impromptue et inattendue, pour rejoindre le nouvel espace de présentation, bien plus accueillant.

 

Au tout début de l’incident, un jeune homme portant un tee-shirt vert marqué Jésus est arrivé pour installer le matériel de sono. Durant cette procession, des photos ont été prises. L’un des porteurs était vêtu d’un tee-shirt rose, un autre d’une chemise à fleurs très colorée. Dès cet instant, la première image qui m’apparut fut celle de trois vêtements : un tee-shirt vert marqué Jésus, un tee-shirt rose, et une chemise à fleurs : PORTER des vêtements, première note de travail. 

 

À la suite de cet événement, de nombreux visiteurs sont venus me parler de ce qui venait de se passer. L’un d’eux m’a raconté une histoire se passant en Irlande au 19e siècle : alors que la pratique du culte catholique était interdite, un prêtre avait fait construire une chapelle mobile qui était portée jusqu’à l’estran (partie du littoral alternativement couverte et découverte par la mer). Cet espace indéfini, non considéré comme territoire irlandais, était donc hors loi ; il permettait ainsi de pratiquer le culte catholique et de célébrer des mariages. Cette chapelle s’appelait The Little Ark. 

 

De retour à l’atelier j’ai commencé par dessiner la procession impromptue de Revonnas. La scène avait été si impressionnante et rapide que je n’en avais que peu de souvenirs, juste des flashes de couleur : le vert et le rose des tee-shirts, les fleurs de la chemise. Les croquis ont très vite pris forme ; il me fallait me rapprocher d’une échelle physique, me confronter à la scène et réaliser un grand dessin représentant le déplacement de l’Estran. Le dessin devenant en quelque sorte la preuve de l’existence des faits.

 

Puis j’ai fait des recherches sur la chapelle irlandaise dont le visiteur m’avait parlé. L’histoire se passait au sud-ouest de l’île, dans le village de Kilbaha, en 1850. J’ai trouvé des photos d’une reconstitution de la scène prises en 1950 lors d’une célébration du centenaire de The Little Ark. On peut y voir une foule dense se serrer au bord de la mer sur l’estran, et le prêtre célébrant une messe dans sa toute petite chapelle portative. Ces photos sont en noir et blanc. J’en ai fait des tirages que j’ai rapprochés des premiers croquis. 

 

C’est un peu malgré moi qu’un nouveau mur d’images, associant la procession de Revonnas et The Little Ark, est apparu. Très vite un nouveau dessin m’a semblé nécessaire : il appartiendrait à la série État des lieux et représenterait l’ancien café restaurant Millerand sur lequel Laurent Lacotte a peint les lettres « RESTER » lors de la manifestation de Campagne Première. J’avais vu Laurent tracer ces lettres pendant que j’installais l’Estran dans l’église, et la maison avait été témoin de la procession.L’ancien café et l’enseigne repeinte par Laurent Lacotte sont situés juste à côté de l’église que je venais de quitter.

 

Progressivement, les choses s’enchaînent : je consulte des archives (documents, photos, articles de journaux) accumulées depuis longtemps. Un inventaire à la Prévert apparaît, fait d’images représentant 

des maisonnettes transportables, des chariots bricolés de vendeurs ambulants, de vendeurs de glaces, des objets permettant de se déplacer et d’emporter avec soi le nécessaire au voyage, des cabines de plage, des malles-cabines, des cabanes de berger, et bien sûr tout l’attirail des colporteurs… 

 

Je collectionnais depuis longtemps les documents concernant les colporteurs et leurs équipements : caisse, sac à dos, claie, balle, malle, marmotte ou petite charrette. Les marchands ambulants faisaient le commerce d’objets divers : abat-jour, gui, vitres, casseroles, images, livres ou friandises. Tout leur attirail était transporté à pied grâce à d’ingénieux systèmes de claies, ou bien poussé dans de petites carrioles. Ces appareillages leur donnaient des silhouettes assez fantastiques ; de nombreuses cartes postales en témoignent.

La carte postale est l’image/objet le plus simple, le plus petit, le plus fragile et pourtant le plus courant, symbole de la transmission, du lien, du voyage et de l’échange. Au début du 20ème siècle, l’image reproduite représente la vie des gens, leur métier, le texte donne des nouvelles. Le timbre, le cachet de la poste, l’image, le texte, inscrivent l’objet dans un temps et dans un espace précis et témoignent d’une époque. 

 

Lors de mes recherches, je trouve certaines cartes postales colorisées, peintes à la main, aux couleurs surannées merveilleuses. L’image existe, superbe : la recopier est inutile. Je fais des tirages de ces photos que je colorise à nouveau, me contentant de rehausser les couleurs. Cette nouvelle série s’appelle Colorisée, colorisée.

 

De nombreuses cartes postales représentent les petits métiers de Paris ; elles me permettent de voir les hommes et les femmes portant les objets et les outils qui leur sont nécessaires. Les photographies reproduites sur les cartes postales sont anonymes mais la plupart ont été prises par Eugène Atget. Celui-ci voulait réaliser un inventaire complet : une collection présentant les rues et les petits marchands ambulants de Paris. Il travaillait sur un projet de prise de vue systématique, afin de constituer des albums de photographies ayant chacun sa thématique ; ces photographies étaient destinées à servir de modèle aux artistes, ou de documents aux historiens. Sur la porte de l’atelier d’Eugène Atget était écrit : « Documents pour artistes ». Je découvre qu’il a vécu rue Campagne Première !

 

Je réalise alors quelques tirages des photographies d’Eugène Atget, tirages de petit format aux bords dentelés.

 

Les cabines, les malles, les balles, les claies, les boîtes mais aussi les charrettes, les cabines, les roulottes, les chaises à porteur, les alambics des bouilleurs de cru, sont alors devenus séries de dessins : Malles, balles et autres objets ambulants.

 

A ces recherches s’est très vite associé un inventaire des artistes ayant travaillé sur ce geste : déplacer voir (titre d’un texte de Georges Didi Huberman publié dans un recueil intitulé Faire collection). DÉPLACER-VOIR devient rapidement le titre de cette installation. Un peu plus tard, je lui adjoins le mot Récit.  Raconter les faits, comme une petite histoire que l’on répète à chaque réunion de famille.

De très nombreux artistes ont abordé le sujet du colporteur : celui qui pousse tire ou porte quelque chose.

Par un système de concaténation - jeu d’esprit du marabout-, les images s’enchaînent, les liens apparaissent, les correspondances naissent, le mur se construit. 

 

J’ai immédiatement pensé aux œuvres d’Awena Cozannet, amie de longue date, qui, depuis des années, travaille sur ce sujet ; j’ai revu ses sculptures parfois empreintes du corps, portées jusqu’en haut de la montagne ou plus récemment au bord de l’estran telles que Déplacer les montagnes, Fragments d’éternité, Colporteur d’une aube à l’autre, et sa toute dernière série Demain c’est mon jour, présentées en Avignon cet automne.

 

L’image de Patrick Van Caeckenbergh, tirant et poussant son Berceau - élégant coquillage - le long des chemins, m’est revenue en tête ; j’ai découvert son œuvre Le Dais, le ciel "à la portée de tous", protégeant les habitants. Le Dais est une immense bande de tissu bleu ciel portée par les enfants lors d’une procession dans les rues de son village, œuvre associée à une petite maquette de l’église dont je n’ai pas trouvé d’image, malheureusement. 

Je me suis souvenue des performances de Francis Alÿs poussant son bloc de glace dans Paradox of Praxis, tirant son petit jouet aimanté dans « The Collector », ou encore promenant la statue de Giacometti, les Demoiselles d’Avignon de Picasso ou une œuvre de Duchamp à travers les rues de New York dans sa « Modern Procession » ; des performances de Bernard Murigneuxdéambulant avec ses OMNI dans les rues de Lyon ; de la vidéo de Séverine Hubard Un jour, dans laquelle des personnes déplacent une « maison », ou de celle de Jordi Colomer dans Anarchitekton : un personnage brandit des maquettes d’immeubles, identiques aux immeubles en arrière-plan. 

 

Jeanne Susplugas et sa Pink House à roulettes avec sa petite corde ; l’artiste nous propose de tirer l’objet, comme un gros jouet à trimballer, rose comme le tee-shirt du porteur de Revonnas.

 

Je repense à Abraham Poincheval poussant son Gyrovague sur les chemins de Digne-les-Bains (Gyrovague, le voyage invisible), Abraham que j’ai rencontré sur le Sentier des Lauzes à Saint-Mélany en Ardèche. 

 

Apparaît alors, une fois de plus, Ferdinand Cheval et sa brouette remplie de galets ramassés sur les rives de la Galaure, qui lui serviront à construire son Palais Idéal. Nos chemins se sont souvent croisés : nous avons même, à Mantaille, une tombe sur laquelle nos deux noms sont inscrits.

 

Je n’oublie pas André Cadere et son bâton ambulant Peinture sans fin, emporté d’une ville à l’autre. 

Pensée qui appelle le portrait d’Alexandra David-Néel traversant le Népal, son grand bâton à la main, et celui de Gustave Courbet dans cet autoportrait : La rencontre, Bonjour Monsieur Courbet. 

Je me souviens de la maison d’Alexandra David Néel, à Digne-les-Bains, de ses tapisseries chatoyantes. 

 

Imaginer Alexandra David-Néel sur les chemins du Népal m’amène à penser à Jean-Jacques Rullier, bien sûr, qui parcourt le monde, rapporte de ses voyages de nombreux livres d’images et dessine ses cheminements. Jean-Jacques a exposé à Digne ; l’exposition présentait des manuscrits, des cartes dessinées, des livres et des objets d’Alexandra David-Néel dialoguant avec les œuvres de Jean-Jacques, mettant en résonance l’expérience physique de la marche et les itinéraires plus intérieurs et spirituels liés aux systèmes de croyances des régions visitées. J’ai connu Jean-Jacques à travers sa pièce 150 objets pour couper, objets rangés dans une boîte de transport, digne de tout bon colporteur ! J’apprends avec joie que cette installation sera présentée dans l’exposition « Ce qui reste » au musée Dini de Villefranche-sur-Saône, aux côtés de mon installation.

 

Je pense ensuite aux écrivains voyageurs, à Nicolas Bouvier en particulier, traversant en Fiat Topolino la Turquie, l'Iran, le Pakistan, jusqu’à l'Afghanistan ; également à Jean Giono décrivant les routes de la Drôme que je connais si bien dans une sorte de journal de voyage, texte égaré dans un dossier d’archives pendant des décennies et retrouvé récemment. 

 

Le travail de Mark Dion, vu lui aussi à Digne-les-Bains au musée Gassendi, trouve sa place dans cet enchaînement avec ses cabinets de collections, ses bureaux, bibliothèques et autres inventaires ambulants : South Florida Wildlife Rescue Unit, Harbingers of the Fifth Season, Mobile ranger library komodonationalpark, ou The Texas Cabinet.

 

Je me suis intéressée ensuite aux processions laïques ou religieuses, aux défilés, aux carnavals, aux manifestations diverses. 

J’ai assisté à certains défilés, à de nombreuses manifestations, j’ai participé au carnaval de Romans.

J’ai pu voir les Géants du Nord à Douai, Castel ou Wenduine en Belgique. Grâce à l’exposition de Nelly Monnier et Eric Tabuchi : l’Atlas de la Normandie, j’ai découvert les processions marines, comme celle de Honfleur, où l’on porte des maquettes de bateaux disposées sur de petits brancards dans les rues du village. Nelly participera, elle aussi, à l’exposition Ce qui reste au Musée Paul Dini. 

 

Des peintures naissent de ces souvenirs. La couleur circule.

Je trouve une représentation d’une procession dans une peinture de Peter Brueghel : le beau rouge devient sujet. 

 

Je me souviens (et je pense à Perec évidemment) de cette procession traditionnelle aux Saintes-Maries-de- la-Mer, à laquelle j’avais assisté lorsque j’habitais Arles : des hommes traversant l’estran portent jusqu’à la mer une petite barque et ses deux vierges, colorées comme des bonbons. Les Saintes Maries sont aussi associées aux grands rassemblements des gitans. Je repense alors au tableau de Vincent Van Gogh Les roulottes, campement de bohémiens accroché dans la salle à manger de mes parents, que j’ai conservé ; c’était une challichromie numérotée, produite en 1952, qui avait dû avoir une petite valeur à l’époque, mais avait subi des dégâts des eaux suite à l’incendie de la librairie où elle était vendue en solde. Elle est toujours là, un peu miteuse et décolorée ; je la pose sur la malle-cabine que j’ai construite il y a quelques années. En 2012, j’avais réalisé un dessin représentant ce tableau placé sur la tapisserie de la salle à manger familiale. C’est un grand dessin au crayon de couleur. 

 

Je m’intéresse depuis longtemps aux différents moyens de transporter sa vie : les valises, les malles-cabines qui servaient de vestiaire, de bar, d’écritoire, de couchage, de bibliothèque ; ces meubles (objet mobile qui concourt à l'aménagement ou à la décoration des locaux d'habitation) transportables et dépliables. A deux reprises, je suis allée à Paris en train, avec une expo complète dans des malles. Une première fois pour présenter On verra à la galerie The Blind Lady, pour laquelle j’avais construit une malle-cabine adaptée au transport et à la présentation, une seconde fois pour l’exposition « Border la terre » à la galerie ICI : j’avais à cette occasion utilisé deux vieilles malles de bois. 

La malle-cabine participe maintenant à l’installation : DÉPLACER-VOIR Récit.

Sur cette malle-cabine, je pose un nécessaire de beauté, petite valise de cuir découverte dans une brocante de Turin. J’ai pris le train pour rentrer à Lyon, la valise à la main, heureuse de ma trouvaille. A l’intérieur de la valise, des petits jouets en forme de caravanes : collection de longue date … 

Je relis Au matin des origines de Pierre Bergounioux :  Je porte une minuscule valise bleu foncé en carton bouilli à surpiqures blanches. J’y ai serré des soldats de plomb. C’est en partie à elle, à eux, que je dois de me souvenir.

Deux cannes, une casquette, une valise pouvant servir de table à pique-nique ayant appartenu à mon grand-père trouvent aussi une place dans cette histoire. 

Le mur d’images devient espace, installation. 

 

            Je pense alors à Paul Otlet (1868-1944), bibliographe et documentaliste qui créa la classification décimale universelle toujours utilisée dans les bibliothèques actuelles, mais qui conçut également un projet de palais mondial - MUNDANEUM - visant à intégrer tous les savoirs du monde et à les rassembler dans un meuble multimédia : La Mondothèque.

 

L’idée de transmettre la connaissance m’amène aux colporteurs de livres, très présents dans les Alpes, ainsi qu’aux instituteurs du Queyras, enseignant la lecture aux habitants l’hiver ; à mon père, instituteur agricole itinérant dans le Vercors.

J’ai copié, en 2021, certaines pages du Codex de Beatus de Liebana, lui aussi témoin d’un passage de mémoire. Les codex - les premiers livres, servaient à porter la bonne parole de monastère en monastère. Ils étaient recopiés par des moines copistes et transmis au monastère suivant.

Lorsque Picasso dessinera Guernica, il regardera certainement ce codex, le guerrier blessé en témoigne … comme un passage de témoin.

 

Transporter le savoir, échanger, voyager, faire connaissance, décrire le voyage, rapporter des images, raconter le monde, le conserver : Albert Kahn, riche philanthrope, dépêche, au début du 20ème siècle, des photographes dans le monde entier afin de témoigner « des aspects, des pratiques et des modes de l'activité humaine, dont la disparition fatale n'est plus qu'une question de temps ». L’ensemble de ces photographies constituera Les archives de la planète.

 

De toutes ces références naîtra un album : Déplacer-Voir Récit, comme un développement du mur d’images. Cet album est constitué de photographies, articles, notes de travail, documents divers, archives, cartes postales, citations, textes. On peut y retrouver la totalité des références du mur d’images, album lui-même facilement transportable.

 

Je décide de recouvrir l’intérieur de la grande caisse (qui n’apparaitra pas dans l’installation finale) avec des morceaux de tapisserie anciens conservés précieusement. Chaque colporteur construisait et personnalisait sa malle de transport. 

Je ressors alors de sa boîte un grand dessin de la série : Habiter des maisons vides – Occupation, dessin de 10 mètres de long réalisé avec des crayons de couleur sur un rouleau de tapisserie blanc. Cette série est constituée de 4 éléments. Chacune de ces tapisseries est identifiable, elle a été mémorisée et restituée fidèlement. Elle correspond à un souvenir précis et peut être transportable. 

Autrefois, on ne jetait rien, tout pouvait être réutilisé, les chutes de tapisseries servaient souvent à tapisser les malles de voyages, pour en faire des petits bouts d’habitat personnel. 

Emporter un souvenir, un bout de tapisserie … de « papier peint », comme me disait Emmanuèle Bernheim …

DÉPLACER-VOIR, récit comme un PASSAGE de TÉMOIN

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